Mauvaise pioche
Mauvaise pioche

Mauvaise pioche

« Vous connaissez l’adage. Deux personnes peuvent garder un secret pourvu que l’une des deux soit morte. » En lisant ceci, Lucie ne put s’empêcher de frissonner. Ces mots sur le secret lui faisaient froid dans le dos. Ils évoquaient le silence et la mort qu’elle ne connaissait que trop bien. Comme à son habitude avec les formules qui l’intéressaient, elle découpa la citation de John Le Carré qu’elle plaça dans une petite boîte sur son guéridon. Elle se prépara ensuite une tasse de thé pour se réchauffer et se changer les idées. La pluie avait cessé. Elle aperçut par la fenêtre les enfants Cossecq rentrant de l’école et entendit au même moment le signal habituel donné par leur chien, Hector, qui aboyait en les voyant arriver. Tenant sa tasse entre les mains, elle se dit que le lendemain, elle s’occuperait du potager, ses semis de laitues et tomates n’attendant que d’être plantés. Pour l’heure, elle décida de visiter son territoire, son repère. Chaussée de bottes en caoutchouc et munie d’une vieille cage à oiseaux, elle comptait ramasser des escargots et s’en réjouissait à l’avance.

Le long de l’allée mitoyenne, Marc, l’aîné des enfants Cossecq, la questionna :

– Qu’est-ce que vous faites ?

– Eh bien, tu vois, je m’en vais chercher des escargots…

– Eh berk des cagouilles, pour quoi faire ?

– Pour les manger, pardine ! Je te les ferai goûter si tu veux.

– Ah non ça jamais de la vie.

– Où sont ta sœur et ton frère ?

– A l’intérieur… Ils doivent travailler.

– Et toi, tu n’as pas de devoirs à faire ?

– Moi, j’ai mieux à faire pour l’instant. Je ramasse des insectes pour ma collection. Vous croyez qu’il y a des guêpes en ce moment ? Fit-il d’un ton narquois.

Lucie regarda s’éloigner l’adolescent qui la fixait sournoisement. Elle n’aimait pas le ton qu’il employait, ni sa désinvolture, encore moins ses hobbies. Marc passait le plus clair de son temps capturant insectes en tous genres qu’il enfermait dans des boîtes à allumettes. Il semblait prendre un malin plaisir à observer la menue faune du jardin et à s’approprier la moindre petite fourmi ou mouche malhabile.

Lucie lui préférait le jeune Thomas et bien plus encore sa sœur, la douce Rose, qui lui rappelait tant sa chère Claire, partie si vite, si tôt. Rose et Claire avaient le même âge, les mêmes cheveux blond vénitien, les mêmes pigasses sur le nez, la même grâce enfantine. Mais la vie avait été impitoyable avec Claire, l’emportant méchamment. Lucie et son mari François avaient dû affronter la terrible douleur de la perte d’un enfant et qui plus est dans des circonstances fort tragiques… Vingt cinq ans en arrière, un sinistre accident, une fatale piqûre de guêpe, une ambulance longue à venir, l’ignorance des premiers gestes de secours et le désarroi les avaient plongés dans une profonde culpabilité et une immense peine. Les époux, soudés et dévastés par le malheur, s’étaient soutenus dans l’épreuve, pleurant ensemble leur enfant unique. Des années de solitude à deux où chaque jour l’absence de Claire leur arrachait à toute heure du jour et de la nuit des larmes amères. Lucie avait repris tout de même le dessus la première en s’occupant des enfants qu’on lui confiait en tant qu’assistante maternelle. Mais François abîmé par la mort ne retrouva jamais sa totale joie de vivre et se laissa couler puis finalement emporter par une longue maladie des années plus tard. Privée aussi désormais de son mari, Lucie occupait ses journées à jardiner et à entretenir sa maison. La pelle et la pioche, le balai et l’éponge étaient devenus ses précieux alliés, témoins fidèles de sa solitude. Plus elle s’activait, moins elle pensait.

Le lendemain, la terre était encore humide quand elle se prépara pour planter ses semis. Autodidacte en jardinage, Lucie devait son savoir à sa curiosité, elle jardinait à l’intuition. Or ce matin-là, ses outils dans son garage avaient été déplacés. Elle examina le sol sans trouver de trace suspecte. Elle se demanda un instant si un chien aurait pu s’introduire chez elle, mais écarta rapidement cette hypothèse. Perplexe, elle remit de l’ordre et s’aperçut qu’il lui manquait sa pioche. Elle fouilla partout, dans tous les coins et recoins sans succès. Elle s’attaqua alors à ses semis, moins tranquille qu’à son habitude.

A cinq heures tapantes, le trio s’avança dans l’allée ; les deux plus jeunes la saluèrent tandis que Marc pianotait sur son téléphone sans la voir. Elle ne réussit à engager la conversation. Soudain, des cris stridents se firent entendre. Puis des pleurs, d’énormes sanglots qui faisaient s’étrangler dans la gorge des mots incompréhensibles. Affolée, Lucie courut chez les Cossecq voir si les enfants étaient en danger. Elle trouva Rose et Thomas en pleurs se tenant par la main, tandis que Marc recouvrait d’une couverture ce qui semblait être le corps d’Hector. Elle n’obtint, en dehors des pleurs des plus jeunes, qu’une réponse insensible de l’aîné :

– Il s’est étranglé avec son collier. Ça lui apprendra à mon père.

Pour leur permettre d’attendre dans le calme l’arrivée de leurs parents, Lucie invita la fratrie chez elle. Elle leur fit des tartines et essaya d’en savoir plus. Marc, fidèle à lui-même, monopolisa la conversation, arguant que ces colliers coulissants étaient dangereux et que la faute en revenait à leur père qui l’avait acheté. Les plus jeunes se calmant un peu, Lucie fit son possible pour les distraire. En s’approchant de Rose, elle remarqua des bleus sur ses bras nus.

– Que t’est-il arrivé ma jolie ?

– Elle se cogne tout le temps partout, rétorqua Marc aussitôt.

Lucie ne manqua pas de voir la gêne dans les yeux de Thomas tandis que Rose tirait sur ses manches. La vieille dame trouva la réponse du grand frère plutôt louche et peu crédible. Aussi insista-t-elle.

– Comment est-ce possible, dis-moi ?

– Je suis un peu distraite. Euh, enfin c’est ce que dit mon père.

Mais Lucie ne put en savoir plus, car les Cossecq sonnèrent à cet instant précis. Devant ses parents, Marc changea d’attitude et fit le toutou bien dressé, attendant qu’on le questionne pour parler, feignant une peine qu’il n’éprouvait pas un quart d’heure plus tôt. La mère impassible ne pipait mot, le père attendait les explications.

– Le collier d’Hector s’est coincé dans la poignée de la porte d’entrée. C’est moi qui ai détaché le chien et qui l’ai posé par terre.

– C’est bien mon fils, tu as été courageux. Rentrez à la maison maintenant tous les trois et occupe-toi de ton frère et de ta sœur. Nous allons porter le chien chez le vétérinaire. Fais-leur faire leurs devoirs. Ils doivent travailler tu sais, ce n’est pas comme toi, dit le père passant la main dans les cheveux de Marc.

Puis s’adressant à Lucie et sans même regarder les plus jeunes, il dit simplement :

– Merci Madame Monteil.

– Merci Madame Lucie, furent les seules paroles que prononça la discrète et effacée Madame Cossecq, laissant la vieille dame quelque peu stupéfaite.

Les Cossecq avaient emménagé dans le quartier deux ans plus tôt. Au début, Lucie avait tenté de nouer des relations avec eux, se confiant à la mère sur ses malheurs passés. Mais celle-ci s’était montrée froide et distante et semblait se cacher derrière son mari quelque peu fruste et autoritaire. Seuls les enfants se laissaient approcher ; le plus souvent, ils passaient leur temps seuls, leurs parents rentrant tard du travail. Marc, du haut de ses douze ans à l’époque, s’imposait comme le grand frère tout puissant à la fois fouineur et chef d’escadrille.

La nuit qui suivit la mort du chien, Lucie eut un sommeil agité, cauchemardant sans cesse. Au réveil, elle eut beaucoup de mal à démarrer sa journée. Elle repensa à Rose et à ses ecchymoses. Elle trouvait les explications de Marc douteuses et se mit en tête d’éclaircir les choses. Au moment de nourrir son chat, elle s’aperçut qu’il était introuvable ; elle l’appela puis le chercha partout dans la maison. Elle ne savait dire s’il avait passé ou non la nuit à l’extérieur. Elle sortit espérant le trouver au mieux dans le garage, au pire dans le jardin. Mais ses recherches furent vaines. Contrariée, elle entreprit son jardinage, bien décidée à se débarrasser des mauvaises herbes.

Sous l’érable, au milieu des jeunes pousses, son râteau tamponna quelque chose de mou. Elle s’approcha, chaussa ses lunettes et recula d’un pas en arrière horrifiée : deux souris et un oiseau morts baignaient dans leur sang à côté de la queue coupée de son chat. Le sang de Lucie ne fit qu’un tour et des larmes lui vinrent aux yeux, son regard se fixant aussitôt sur la maison des Cossecq comme si celle-ci abritait l’explication de ce carnage. Elle rentra chez elle, but un verre d’eau et reprit un peu ses esprits. Elle réfléchit le regard et l’attention irrémédiablement attirés par la demeure d’à côté. Sachant le domicile des Cossecq vide et facile d’accès, elle décida d’y pénétrer pour mener sa petite enquête. Elle retira ses bottes et enfila ses charentaises. Elle prit un tournevis et un vieux passe-partout. Elle enjamba la haie mitoyenne sans trop de difficulté, lança un furtif regard circulaire au jardin des Cossecq et se trouva rapidement sous le porche des voisins. Avec un peu d’habileté et malgré sa nervosité, elle crocheta la serrure de la porte d’entrée.

Au rez-de-chaussée, elle fouilla des yeux l’important désordre laissé par la famille. N’y trouvant aucun indice, elle monta à l’étage. Elle entra dans la chambre de Rose où un camaïeu de roses l’attendrit quelques instants. Puis elle trouva au fond du couloir la chambre de Marc. Elle tomba sur une pièce incroyablement bien rangée qui détonnait avec le reste de la demeure. Elle entra dans la chambre et reconnut sur une étagère les boîtes d’allumettes de Marc. Elle ouvrit quelques tiroirs, curieuse d’en savoir plus sur son jeune voisin. Dans la table de chevet, elle trouva des photos. Mais soudain elle resta figée sur place. Marc avait caché dans sa table de nuit deux photos de Claire, qu’il avait massacrées et vandalisées. Non seulement, il lui avait dérobé ses photos, mais il avait dessiné à l’encre noire d’horribles dents et moustache sur le doux visage de sa chère petite. Lucie en eut un haut-le-cœur qui lui fit chercher précipitamment les toilettes. Elle n’entendit pas les pas dans l’escalier, ni la présence de Marc derrière elle.

– Ah je vous y prends, vous êtes venue fouiner. Vous avez peur, hein ?

Plus il parlait, plus il s’approchait. La voix de Lucie restait prisonnière dans sa gorge.

– Alors, vous l’avez tuée ? C’est vous ou votre mari qui avez tué votre fille ?

– Tais-toi ! finit par crier Lucie d’une voix rauque.

– Vous l’avez tuée et après vous vous êtes débarrassée de votre mari aussi pour qu’il se taise, lui lança Marc sortant de sa poche et agitant devant elle l’article sur le secret qu’elle avait découpé deux jours plus tôt.

Fortement secouée, Lucie dévala les escaliers manquant de tomber. Marc la poursuivit en hurlant et en l’effrayant sans se rendre compte que son téléphone était tombé de sa poche. Elle sortit dans le jardin, courant à toutes jambes, décidée à rentrer s’enfermer chez elle au plus vite. S’approchant d’un sapin, son pied heurta la lame de ce qu’elle reconnut être sa pioche, au bout de laquelle se tenait le reste du corps de son chat, ce qui finit d’achever la pauvre Lucie. Marc, plus rapide et agile que la vieille dame, la coinça entre le garage et la haie en se saisissant au passage d’un sécateur. Il s’avança vers Lucie en la menaçant à la gorge ; elle recula effrayée et tremblante. Marc s’acharnait avec son instrument à deux centimètres de son visage, quand tout à coup la voix de Rose, comme un fantôme ressuscité, murmura :

– Arrête Marc, tu vas trop loin.

Ce dernier tourna la tête et vit Thomas le filmer avec son propre téléphone. Il lâcha instantanément le sécateur et courut derrière son frère pour récupérer son portable. Les deux frères se poursuivirent. Thomas, plus rapide, réussit à se cacher et à appeler la Police, tandis que Marc en colère prit la fuite. Blotties l’une contre l’autre, Lucie et Rose se consolèrent. Après plusieurs minutes, Thomas revint un demi-sourire sur les lèvres annonçant que la Police était sur le point d’arriver. Celle-ci n’eut aucun mal à retrouver Marc dans le petit bois à quelques centaines de mètres de là. S’ensuivirent des interrogatoires des enfants et des parents Cossecq et de Lucie Monteil et bientôt une enquête judiciaire autour de la personne de Marc. De là, la vérité se fit rapidement tout comme la prise de conscience des parents. Le juge des enfants décida de séparer la fratrie en plaçant Marc en famille d’accueil. Il ordonna ensuite une expertise médico-psychologique du jeune adolescent au comportement dissimulateur et violent qui avait hélas échappé à ses parents trop souvent absents.

Lucie, soulagée de ne pas s’être trompée sur le comportement de son jeune voisin et heureuse d’avoir réussi à protéger Rose des méfaits de son frère, reprit ses petites habitudes, en profitant au maximum de son jardin.

Le 1er mai suivant, Rose et Thomas pédalaient joyeusement sur leur vélo dans l’allée. Ils passèrent devant le jardin de Lucie en faisant tinter leur sonnette ; celle-ci, levant la tête, sa pelle à la main, leur fit un large sourire et un petit signe de la main.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *