Bellevue
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– Isa, Tante Henriette dit que le repas est prêt.

Je jette un regard à mon frère et lui lance : « ok, ch’arrive ». Je n’ai aucune envie de descendre les rejoindre. Je préfère prendre le temps de me recoiffer. J’essaie d’arranger mes cheveux qui ne sont plus très jolis depuis quelques temps. Ils sont fins, longs et raides. Je regrette les boucles blondes de mon enfance. Je me dévisage rapidement dans le miroir de la salle de bain sans envie, hésite longuement sur le type de coiffure et opte finalement pour une queue de cheval plantée très haut. Puis je choisis des vêtements amples dans lesquels j’aime me camoufler : un vieux jean large et délavé et un long sweat gris très léger.

Je finis par arriver dans la salle à manger. Tante Henriette est déjà installée à table, les yeux rivés sur la télévision. Guillaume joue par terre comme s’il avait cinq ou six ans. En réalité, il en a dix. J’aime bien mon petit frère.

Heureusement qu’il est là avec moi. Dès qu’il me voit, il se hisse sur la chaise la plus proche et attrape ses couverts en souriant. Tante Henriette continue de manger sans trop se soucier de nous. Nous nous servons l’un après l’autre le potage déposé sur la table. Pour moi, le calvaire commence. Ce n’est pas que je n’aime pas cette soupe mais c’est que je n’aime pas manger. La chaleur des aliments, leur odeur, leur consistance, tout est pour moi source de dégoût et de rejet. A chaque cuillère que je porte à la bouche, je lutte contre des haut-le-cœur. Les autres ont déjà fini leur plat alors que je n’ai même pas commencé.

Cet après-midi, il fait orage et il pleut. Nous restons à l’intérieur. Guillaume me tend un livre qu’il a trouvé sur l’étagère du salon. C’est un ancien livre pour enfants ayant dû appartenir à un vieux cousin. Guillaume aime que je lui fasse la lecture comme quand il était plus petit. Alors, je prends le livre et m’applique. Il est question d’un groupe d’enfants turbulents qui accumulent les bêtises et qui n’ont peur de rien. Soudain, je lis : « C’est alors qu’ils découvrirent la cabane plantée tout en haut d’un arbre. Le vieux Jack leur avait pourtant bien dit de ne pas s’en approcher. Une fois franchi le seuil, on n’avait jamais vu personne en revenir… ». Guillaume m’interrompt :

– Jack, comme notre vieux Jack. C’est rigolo !

– Oui, c’est marrant.

– Qu’est ce qu’il fait Jack quand il pleut ?

– Ch’ais pas… Il doit se mettre à l’abri lui aussi.

Jack est notre plus proche voisin. Depuis que nous sommes petits, nous passons nos grandes vacances chez notre grande tante qui vit seule au lieu-dit Bellevue près de Giscos. Nos parents nous y envoient car ils veulent que nous profitions de la campagne et puis, eux, ils travaillent tout le temps. Tante Henriette est vieille et ne s’est jamais mariée. Elle passe son temps, comme en ce moment, à faire du crochet ou du tricot. Je me demande bien à qui elle offre tous ses ouvrages. Jack est un viel ami de notre tante. Il habite la dernière maison de Bellevue. Il passe son temps dans son jardin. A toutes heures, il est dehors, jardinant, lisant ou simplement assis sur une chaise à observer les alentours. Guillaume a un petit peu peur de Jack car il parle toujours avec une très grosse voix. Il a un physique à la Lino Ventura mais en plus vieux. Tous ses cheveux sont blancs. On ne sait pas trop quel âge il a. Lui non plus n’a pas d’enfant. Jack est un solitaire mais sociable et fin observateur. Rien ne semble lui échapper. Il donne l’impression de posséder le pouvoir de lire le grand livre du monde.

Jack a remarqué ma grande maigreur et compris que j’ai perdu l’appétit ces derniers mois. Il me regarde et m’observe sans me poser de questions. Il n’est pas intrusif comme peuvent l’être quelquefois mes parents. Avec lui, j’ai de grandes conversations. On parle de tout et de rien, de la pluie et du beau temps. J’ai du mal à parler à un adulte mais pas à lui. A vrai dire, je n’ai pas trop l’habitude que l’on s’intéresse à moi. Et puis, suis-je quelqu’un d’intéressant ? Je suis à une période de ma vie où tout me semble compliqué : les parents, les relations avec autrui, les études, sans parler des garçons. Il n’y a que les jeux avec mon petit frère qui me donnent de la joie de vivre et, pendant les vacances à Bellevue, les moments aux côtés de Jack.

Ce matin, nous venons saluer notre vieil ami et passer quelques instants avec lui. Il lit dans son jardin. Il lève les yeux vers nous sans sourire et nous parle d’Aokigahara Jukai, une forêt maudite du Japon, dont il est question dans le livre qu’il tient à la main. « C’est un endroit étrange où des personnes viennent se suicider ou disparaissent sans raison », nous dit-il. Il ajoute que, d’après la légende des lieux, ceux qui s’engagent dans cette mer végétale n’en reviennent jamais. Cela est à ce point inquiétant que les autorités locales ont planté des panneaux à l’entrée de la forêt indiquant : « ne franchissez pas cette limite, votre vie compte pour vos proches », ou « vous êtes quelqu’un d’important », ou bien encore « appelez les urgences avant de décider de mourir ». Guillaume me regarde interloqué. Moi aussi, je me sens mal à l’aise. Nous sommes troublés pourtant Jack poursuit en nous racontant qu’il y a aussi près de Giscos une forêt étrange où une cabane plantée tout en haut d’un arbre par on ne sait qui semble être le théâtre d’événements surnaturels. Ceux qui s’aventurent jusque-là vivent des phénomènes étranges. Intrigués et repensant à notre lecture d’hier, nous pressons Jack de questions mais, cette fois, mystérieux, il ne veut rien dire et nous renvoie chez nous pour le déjeuner.

Le lendemain, le facteur rapporte des faits bizarres à Tante Henriette. A Giscos, tout le monde est en émoi. Le clocher de l’église ne sonne plus. Mais plus surprenant encore : à midi, les aiguilles des montres s’arrêtent de tourner ; à minuit, elles se remettent à fonctionner. C’est comme si pendant douze heures le temps était suspendu. Une trêve, une pause, un blanc. Comment est-ce possible ?

L’après-midi, nous courons informer Jack de ces événements. Nous arrivons devant sa maison et sommes désagréablement surpris de constater que ses volets sont fermés. Agités, nous frappons fort à la porte d’entrée. Nous n’obtenons aucune réponse et celle-ci est fermée à clef. Nous ne comprenons pas où Jack a pu aller sans prévenir personne.

Nous rentrons penauds à la maison. Guillaume et moi échangeons sur la disparition de Jack passant en revue un nombre inimaginable d’hypothèses. A aucun moment, nous n’envisageons qu’il peut être souffrant, seul chez lui et sans soins. Au contraire, nous sommes convaincus que Jack nous cache quelque chose. Pourquoi nous a-t-il raconté l’histoire de la forêt maudite ? Que se passe-t-il dans la forêt de Giscos ? En sait-il plus qu’il ne veut le dire ? Est-il en danger ? A-t-il l’intention de passer à l’acte ? Autant de questions sans réponses qui décuplent notre inquiétude et notre imagination…

Nous finissons par nous persuader que Jack erre dans la forêt de Giscos, prêt à en finir subitement avec la vie. Nous décidons de partir à sa recherche.

A la nuit tombée, une fois que Tante Henriette s’est endormie, nous sortons en douce et partons à pied, équipés de simples lampes de poche, rejoindre le village et de là pénétrer l’obscure forêt. Il fait très chaud cette nuit d’été. On entend ça et là des petits bruits insolites qui sont loin de nous rassurer. Des oiseaux, des insectes, des serpents peut-être se sont donnés rendez-vous dans ce lieu que nous fréquentons seuls la nuit pour la première fois. Nous marchons longtemps. Pour nous, tous les arbres se ressemblent. Ils ont des formes originales, certains sont très hauts, feuillus avec d’énormes racines qui nous font souvent trébucher. Par moment, nous appelons Jack mais nos voix sont emportées par l’écho des ténèbres, ce qui redouble notre inquiétude. Guillaume souhaite rentrer et me le dit. De mon côté, je suis décidée à retrouver Jack coûte que coûte et persuade mon frérot de continuer. Après plusieurs kilomètres, nous arrivons au pied d’un arbre séculaire et majestueux. Nos lampes éclairent enfin la petite cabane dont Jack nous a parlé.

Elle semble inaccessible. On se demande même si elle est bien réelle. On dirait qu’elle a été construite par un géant car la longue échelle pour y parvenir a des barreaux très espacés. La cabane au contraire semble toute petite. Guillaume me suit sans dire un mot. Il a peur. Je lui demande :

– Tu viens, tu me suis ?

Il me répond en secouant énergiquement sa tête de droite à gauche. Il est clair qu’il n’a aucune envie de monter là-haut.

Je commence alors à m’engager. Je monte sur le premier barreau qui est large et de forme cylindrique comme les suivants. Mes petites ballerines fines et souples me font sentir la difficulté de l’ascension. Mes pieds se tordent sur le bois dur et j’ai un peu mal. Je continue tout de même. Pour avancer, il me faut faire de grands étirements tant avec les bras qu’avec les jambes. Assez vite, je m’essouffle. Presqu’aussi légère que l’air et déterminée à explorer cet endroit comme je le suis, je gagne facilement des centimètres. Je fixe du regard en permanence le sommet de l’arbre qui n’est qu’une ombre suprême. La cabane me parait toujours lointaine. J’entends à peine la voix de mon frère qui s’alarme. Je reste concentrée sur ma montée. Lorsque mes pieds trouvent appui, un craquement du bois vient me surprendre et me faire craindre la chute. J’ignore si cette échelle est assez solide pour me transporter à son sommet. Arrivée à mi-parcours, un barreau se dérobe sous mon faible poids et ce sont uniquement mes maigres bras qui me retiennent. Cette fois, le cri de frayeur de mon frère me parvient. Mon cœur s’accélère. Je ressemble à un alpiniste, me débattant dans le vide sans jamais regarder le sol. A force de courage, je parviens à me hisser sur un nouveau barreau. Je respire profondément, reprends haleine puis repars doucement. Je suis en nage, fatiguée et apeurée mais je continue de grimper. Je ne compte plus les barreaux interminables. La cabane me semble tout à coup plus proche. Encore quelques efforts et je suis tout en haut. Je me retrouve comme sur une petite terrasse de laquelle j’aperçois enfin la silhouette sombre de mon frangin. Je lui fais signe de la main que tout va bien. En fait, je ne sens plus mes membres et me demande où tout cela va-t-il me conduire ?

J’entre à l’intérieur de la cabane, imaginant y trouver Jack ou un indice important. L’intérieur est sombre. Je ne distingue presque rien. Une petite porte et une minuscule lucarne en constituent les deux seules ouvertures. La lueur de la pleine lune ne semble pas pouvoir pénétrer ces lieux. Une épaisse couche de poussière recouvre entièrement la petite pièce. Une table, une chaise témoignent d’une lointaine présence humaine. De grosses toiles d’araignée paraissent décorer l’endroit. Leur frôlement me fait sursauter. Je semble être a priori la première à pénétrer dans la cabane depuis bien longtemps. Ces réflexions accentuent mon anxiété. Et s’il m’arrivait quelque chose ?

Soudain j’entends un faible martèlement qui vient retentir sur mes tempes. Je sens ma gorge se dessécher, mon cœur battre de plus en plus fort. Le bruit s’intensifie et devient d’abord un battement incessant puis un vacarme menaçant. Alors la cabane se met à bouger, à trembler, à vibrer. Je me sens tanguée comme en pleine mer. On dirait que la cabane est devenue folle comme secouée par une force invisible. Le plafond semble s’affaisser, le sol se vouter, les murs se rapprocher. Je ne sens plus mes jambes. Je suis oppressée. J’ai le souffle coupé. Je vacille et m’évanouis.

Un épais brouillard m’enveloppe. Une odeur de cendres chaudes m’incommode. Je respire comme un petit chien. J’ai devant les yeux une chose que je n’arrive pas à distinguer. Un son strident qui jaillit violemment de nulle part me terrorise. J’aperçois finalement une forme impressionnante et énorme. Ce n’est pas un animal ni un être humain, je crois. On dirait un arbre vivant en ce sens qu’il a une tête d’homme avec de longs cheveux et un corps aussi raide qu’un rondin de bois. Cette forme se déplace et vient vers moi qui suis tétanisée.

Un murmure familier, un petit rayon de soleil passant à travers les volets jusqu’à la tête de mon lit, l’odeur du café et du pain grillé me tirent peu à peu du sommeil. La porte s’ouvre soudain doucement. C’est ma mère qui me dit à mi-voix : « il est sept heures, ma chérie, réveille-toi. Papa est rentré dans la nuit. Il t’a fait la surprise. Il va t’accompagner au lycée. Il tenait à être auprès de toi pour ton bac de français ».

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