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Regard oblique

Qualifié – Short Edition – Grand Prix Hiver 2019

Je ne pensais pas que Robert* le ferait. Il m’avait pourtant assuré qu’il aimait photographier, sur le vif, des inconnus et que son domaine de prédilection était la rue. Il s’amusait, me disait-il, avec son appareil, à capter et immortaliser telle ou telle attitude ou émotion fugace chez des passants trop occupés par leurs propres soucis pour s’apercevoir de sa présence. Il œuvrait comme un chef d’orchestre talentueux dont les musiciens silencieux se prêtaient au jeu sans le savoir. Véritable metteur en scène, il dirigeait, par le seul déclenchement de son appareil, des acteurs inconnus qui demain passeraient peut-être de l’ombre à la lumière.

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Qui a tué le Dr Lenoir ?

Nouvelle policière, lauréate du Concours « les Encrivores 2018 », Gironde

Quartier Nansouty à Bordeaux. Dans la cuisine toute en inox de son échoppe qu’il a lui-même entièrement rénovée, le capitaine de police Boris Venturino s’affaire et se réjouit d’avance. Voilà dix jours en effet qu’il est aux trousses d’une certaine langue de bœuf à l’écarlate dont il sent l’issue proche : aujourd’hui, il va finaliser le travail victorieusement. Dans la boîte à viande du frigo, sa marinade est fin prête et n’attend plus que lui. Lui qui a choisi avec soin ses ingrédients au marché des Capucins ; lui qui les a préparés minutieusement en les laissant doucement macérer dans un mélange de poivre, clou de girofle, ail, laurier, huile d’olive et salpêtre ; lui encore qui était là pour retourner la langue tous les deux jours et vérifier qu’elle trempe correctement. A présent, il s’apprête à la faire cuire lentement dans un bouillon aromatique afin de révéler toutes ses saveurs. Lui, le dur, il doit encore peler et émincer l’oignon non sans verser au passage une petite larme. Alors qu’il est en train de rincer la langue à l’eau froide avant la cuisson, son téléphone sonne. On l’informe qu’un corps a été découvert à l’Escape Game Queen – allée Eugène Delacroix – derrière la gare Saint-Jean. Il s’agit d’une mort pour le moins suspecte. Le corps est celui de Faustine Dupon, 41 ans.

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El centre del món

Qualifié Short Edition, Prix Quiqui 2018

Ce dimanche de juillet, après une intense matinée de courses effrénées, Salvador rejoignait péniblement sa station. La Gare de Perpignan ne désemplissait pas ; y affluait une multitude de voyageurs venus d’horizons les plus divers. Les singuliers y croisaient les pluriels, les jeunes, leurs aînés, et des hommes et des femmes leur tendre moitié.

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John

Sa moustache, John l’arbore comme un trophée.

Elle est sa marque de fabrique, son emblème, son identité.

Au sortir de l’adolescence, quand le champ des possibles pour lui s’est élargi, quand le joug paternel s’est affaibli, quand de simple spectateur il est devenu acteur, John a décidé de se laisser pousser la moustache.

Et pas n’importe quelle moustache ! En bon superstitieux, il a opté pour une « fer à cheval », une de ces moustaches qui a le plus de caractère mais qui demande aussi le plus de soins.

Comme une maîtresse exigeante, sa « fer à cheval », son porte-bonheur aussi, demande une délicatesse de tous les instants. Chaque jour, John se rase de près en manœuvrant la lame du rasoir comme un subtil pinceau, un peu comme s’il esquissait sa moustache plus qu’il ne la laissait s’exprimer.

John s’applique et se contemple devant le miroir dont le reflet lui renvoie l’image bien réelle d’un homme fort au cœur tendre.

Dessin : Paul Thery

Second

Il fait encore nuit ce matin de février. Second n’a pas l’esprit tranquille. Il est aux aguets. Il craint quelque chose ou quelqu’un. Son frangin l’a bien sermonné hier soir. Ces choses-là ne se font pas. C’est sûr on va lui rendre la monnaie de sa pièce. On va lui tomber dessus. On va le castagner. On va appuyer là où ça fait mal.

Le cadet a plaqué ses cheveux rebelles, relevé son col et enfoui ses mains dans les poches. Dehors, il avance comme une ombre malade, chétive et allongée. Son pas est aussi léger que l’air qui lui transperce la peau. Ses yeux balayent son champ de vision tandis que ses oreilles captent le moindre bruissement.

Le gros bêta, aussi sec qu’un coup de trique, tient dans sa main nue son arme de défense. Il la tient bien serrée dans sa paume droite. Ses doigts enferment sa survie. Second y cache sa lame de rasoir.

Dessin : Paul Thery