El centre del món
El centre del món

El centre del món

Qualifié Short Edition, Prix Quiqui 2018

Ce dimanche de juillet, après une intense matinée de courses effrénées, Salvador rejoignait péniblement sa station. La Gare de Perpignan ne désemplissait pas ; y affluait une multitude de voyageurs venus d’horizons les plus divers. Les singuliers y croisaient les pluriels, les jeunes, leurs aînés, et des hommes et des femmes leur tendre moitié.

Les nombreux bagages, plus ou moins imposants, que tous s’agrégeaient, témoignaient de la condition ou de l’état d’esprit de leurs détenteurs. En carapace sur le dos, ils signifiaient une quête d’autonomie. Sur le sommet de la tête, ils rivalisaient d’ingéniosité pour se frayer un chemin. En bandoulière, ils se voulaient précieux. Sur des roulettes, ils acclamaient la joyeuseté et l’insouciance. Mais portés à bout de bras, ils exprimaient tout le poids des responsabilités.

Salvador les connaissait bien ces estivants plus impérieux les uns que les autres. Il avait l’habitude de leurs innombrables caprices qu’il savait si bien satisfaire en se coupant en quatre sans douleur ni souffrance.

Ce midi, seul taxi disponible, il avait pourtant hâte de profiter de sa pause-déjeuner et ne cessait de se répéter en lui-même « Tinc gana, tinc gana (1) ». Il ralentit à regret vers la file désertée par ses collègues et eut à peine le temps de se garer, moteur toujours en marche, lorsque s’approcha de son « Taxi pluvieux », surnom de sa berline, un homme de grande taille qui lui lança en ouvrant de larges yeux :

—           C’est comben (2) ?

—           Ça dépend. Vous allez où ? Vous avez des bagages ?

—           Canet-en-Roussillon, une valise.

Sur ce, un autre plus petit, rouge de la tête aux pieds, semblant se parler à soi-même, un téléphone-homard au bout de l’oreille, surgit d’on ne sait où et, manifestement très pressé, chercha à l’intercepter :

—           J’voudros m’in aller in ville (3).

Alors que Salvador expliquait qu’il était pour le moment le seul taxi libre et qu’il ne pouvait se partager, une jeune fille debout à la fenêtre, lui coupa la parole en hennissant :

—           Ou son los taxis (4) ?

Entouré d’un avare avéré, d’un rougeot tyrannique, d’une femme-cheval paranoïaque, Salvador voyait sa sardinade lui échapper et les crampes au ventre s’intensifier.

Sans qu’il eut pu leur répondre, une quatrième personne, une dame au teint et à la toilette très colorés, une corbeille de pain imaginaire sur la tête, lui lança, encombrée d’un cortège volumineux :

—           Dépoz amoin laeropor (5) !

Est-ce la faim qui le tenaillait, le soleil qui cognait, ou toute autre raison ? Mais Salvador eut une vision chimérique de la femme noire assise à l’arrière de son auto, dans une ambiance détrempée où poussaient des laitues, des chicorées et où proliféraient des escargots de Bourgogne.

Soudain, sourd à toute revendication, sans savoir pourquoi ni comment, il s’éleva et flotta dans les airs, tel un nuage blanc d’été sur lequel la pesanteur a peu de retombées. Salvador croisa d’abord un éléphant aussi léger que le coq qu’il portait sur le dos puis un dauphin joueur qui l’éclaboussa de la tête aux pieds. Passant devant une horloge, il vit tomber les aiguilles avant que temps ne devienne tout mou. L’hélice d’un hélicoptère lui frôla l’oreille alors que le souffle d’un avion à réaction l’immobilisa comme épinglé par une punaise géante. Un conifère aux allures de crocodile menaça de s’en prendre à lui, tandis qu’un petit cheval tournait en rond autour d’un lampadaire éteint. Un pirate sorti de nulle part s’amusait du spectacle et riait sous cape.

Au sol, son taxi continuait pourtant d’attirer les convoitises sans que Salvador n’intervienne de quelque manière que ce soit. Le moteur rugissait à sa place. Le vrombissement de l’auto à l’arrêt couvrait les voix et les immanquables disputes. La voiture animée semblait rétorquer dès qu’une réplique était prononcée…

L’entrée en scène d’un Clarke Gable, nouvelle génération, fit redescendre subitement Salvador sur terre. L’acteur au volant d’une Cadillac pluvieuse rutilante escortait une cascade d’automobiles habillées de robes de soirée. Avec délicatesse, le Clarke Gable s’approcha lentement et descendit de sa voiture pour proposer courtoisement à la dame aux paquets :

—           Vous v’lez ben v’nir avec moué (6) ?

Celle-ci acquiesça d’un signe de la tête et monta dans son engin. Les clients devenus muets leur firent une haie d’honneur avant de s’introduire dans les voitures maquillées. Les pneus pattes de velours grattèrent l’asphalte d’été laissant Salvador seul et médusé.

(1) J’ai faim, j’ai faim

(2) C’est combien ?

(3) J’voudrais aller en ville

(4) Où sont les taxis ?

(5) Déposez-moi à l’aéroport

(6) Voulez-vous m’accompagner ?

Qualifié Short Edition, Prix Quiqui 2018

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